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Un article lumineux : "Quand le sage montre le climat, l’économiste regarde l’inflation"

Ou : Le silence caniculaire des économistes. Par Jean-Joseph Boillot

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Une tribune publié dans Libération (le 8 août 2018) par Jean-Joseph Boillot, Conseiller économique au club du CEPII.

http://www.cepii.fr/ - Présentation de M. Jean-Joseph Boillot

"Jean-Joseph BOILLOT est Conseiller du Club du CEPII. Spécialiste des grandes économies émergentes dont l'Inde et la Chine, il a élargi son champs d'investigation à l'Afrique depuis son retour à Paris en 2006. [Il partage son temps entre ses NDR] conférences dans de nombreuses institutions [et dans le monde entier et dans son havre de paix dans l'Orne ou il affute ses connaissances naturalistes, là ou il rédige ses ouvrages ; son épouse Brigitte et lui ont créé un biotope extraordianire où ils pratiquent le jardinage biologique NDR] et intervient comme expert auprès d’un grand nombre d'institutions publiques et d’entreprises.

Il est co-Président du Euro-India Economic & Business Group (EIEBG), membre du comité éditorial d’Alternatives Economiques, de Confrontation Europe et Conseiller scientifique a l'ISEG.

Professeur Agrégé de Sciences Sociales et Docteur en Economie, il a été chercheur associé sur l’Inde au CEPII au cours des années 1980 avant de rejoindre le Ministère des Finances en 1990 comme Conseiller économique pour suivre les processus de transition dans les grandes zones émergentes du monde : Europe Centrale et Orientale, ex-URSS, Asie émergente au moment de la grande crise de 1997 et enfin New Delhi pour l’Asie du sud.

Inde Chine Asie Afrique Pays émergents Innovations
"



Reprise d'un texte original, pour partie paru dans Libération, avec l'aimable autorisation de son auteur.


Tribune

Quand le sage montre le climat, l’économiste regarde l’inflation

Par Jean-Joseph Boillot, Conseiller économique au club du CEPII

Alors qu’apporter une réponse économique à la crise climatique relève désormais de l’urgence absolue, les spécialistes persistent à se focaliser sur des indicateurs à la pertinence illusoire. Et les dirigeants se murent dans un « silence caniculaire ».


Le silence caniculaire des économistes


« On entend l’arbre qui tombe mais pas la forêt qui pousse. » Ce proverbe africain bien connu peut être rangé au musée. Désormais, la forêt tombe sous l’effet du changement climatique et ce sont les économistes qu’on n’entend pas. Alors que les climatologues retiennent de plus en plus sérieusement le troisième scénario mis sous le tapis de l’accord de Paris d’une augmentation de 3 à 4 °C de la température de la planète d’ici à 2025-2030, les économistes se sont plutôt passionnés en juin pour la montée à 2 % de l’inflation en Europe, ou pour le demi-point de croissance mondiale que pourrait coûter la guerre commerciale déclenchée par Trump. Puis ils sont partis en vacances comme le Président et son gouvernement dont le seul devoir d’été est de préparer les «grandes» réformes de la rentrée dont le plan pauvreté et la Constitution.

Comme si la grande tâche de l’heure n’était pas le bouleversement climatique en cours et de se lancer dans des réformes fondamentales. Par exemple, pour inverser nos émissions de gaz à effet de serre (GES) qui continuent d’augmenter ; ou encore pour reculer drastiquement le fameux «jour du dépassement» tristement fêté le 1er août pour la planète, mais bien silencieusement en France le 5 mai, jour d’épuisement de notre biocapacité annuelle.


Tant mieux si les prix augmentent

On entend les climatologues qui poussent (des cris d’urgence), mais les économistes continuent de tomber dans leur discrédit, qui se mesure par exemple au millimètre linéaire de leur rayon dans les librairies. Et ce n’est pas surprenant. L’inflation, par exemple ? Tant mieux, en réalité, si les prix montent. Les Français ne sont pas des imbéciles. Ils répondent comme tout le monde à des incitations comme les prix ou à des réglementations. Ce qui est vrai pour le tabac est tout aussi vrai pour les émissions de CO2. De même pour l’alimentation aux prix maintenus artificiellement très bas, comme pour la viande ou le lait, grâce à des méthodes de production de plus en plus intensives fondées sur une agrochimie destructrice rendue possible grâce à un système de puissants lobbys.

Ce dernier n’hésite pas à jouer du chantage sur la faim dans le monde pour exporter les trois quarts de la production française alors que cela tue les agricultures des pays en développement. En particulier en Afrique, où l’exode rural s’accélère, premier facteur de migration bien avant les guerres. Ce qui nous ramène au commerce international, dont le libre-échange le plus intégral serait censé apporter des gains de pouvoir d’achat alors que c’est un vaste système de dumping environnemental et social où les prix ne reflètent surtout pas la rareté des ressources de la planète. Tout particulièrement parce que les lobbys du transport maritime et aérien ont discrètement réussi à sortir de l’accord de Paris et ne supportent aucune contrainte sur leurs énormes émissions de CO2 ou leur pollution bien connue, qui n’ont rien à envier à la Chine en bilan total.


Stagnation séculaire ou crash écologique


A de rares exceptions près, les économistes des pays riches sont toujours obsédés par le paradigme du progrès linéaire et quantitatif. Leur véritable traumatisme ces derniers mois a été le débat lancé par l’ancien secrétaire d’Etat au Trésor américain Lawrence Summers sur la stagnation séculaire de la productivité et donc de la croissance, près d’un million d’occurrences sur la Toile. Or, de l’avis de tous les climatologues, seule une division par quatre de nos émissions de gaz à effet de serre permettrait au mieux d’éviter la catastrophe. Et ne nous faisons pas d’illusions. Son impact sur le vaudou du taux de croissance ne peut être que négatif en effet. Le concept de décroissance - pourtant dû à un grand économiste mathématicien, Nicholas Georgescu-Roegen - n’a toujours pas droit de cité dans les manuels d’économie, et très rares sont les travaux de recherche entrepris pour en comprendre les mécanismes et la mise en œuvre.

La quatrième révolution industrielle en cours n’est vue par les économistes standards qu’au travers des points de croissance supplémentaires qu’elle pourrait apporter pour compenser le risque de stagnation séculaire. Elle devrait être, au contraire, un formidable atout pour gérer la décroissance d’une façon intelligente, et notamment inclusive sur le plan social tant l’explosion des inégalités ces dernières années a un lien étroit avec celle des risques sur la planète. C’est ce que vient de montrer une étude passionnante sur le tourisme de masse à l’échelle mondiale qui ne fait que reproduire le mode de vie des élites. Les inégalités de prélèvement des ressources de la planète sont aujourd’hui de l’ordre de ce qu’elles étaient sous l’Ancien Régime.


Même les économistes indiens prennent au sérieux le « Facteur 4 »


Et ici, les économistes savent bien que le seul système d’incitation par les prix pèche en termes d’équité et qu’il n’est d’ailleurs pas toujours le plus efficace en présence de déficiences de marché. Il leur faut donc imaginer des systèmes de taxation, de quotas, de réglementation et surtout de réformes de structures qui permettraient d’atteindre le Facteur 4 d’ici à 2030, c’est-à-dire demain.


Il est tout de même paradoxal que c'est dans un pays comme l'Inde que les économistes ont pris à bras-le-corps le sujet, notamment dans l'équivalent du Rapport sur les comptes de la nation. Le Economic Survey 2018 contient en effet un chapitre entier sur les répercussions du changement climatique sur la production agricole et le revenu des paysans Indiens qui compte tout de même encore pour la moitié de la population active. L’impact estimé à près de 15% semble même sous-évalué par rapport à ce que j'ai pu voir sur le terrain au Bihar ou en Andhra Pradesh. Dans ce dernier Etat, un véritable plan d'urgence a été adopté il y a deux ans visant à convertir à des méthodes entièrement organiques ses 6 millions de paysans avec des techniques proprement indiennes mises au point par une sorte de Gandhi du 21e siècle, Subhash Palekar.

Assez séduit, le nouveau responsable de la Commission du plan, un économiste et ami de longue date, a réuni en urgence en juillet dernier tous les responsables agricoles des États indiens pour envisager son extension à tout le pays tellement les prévisions du changement climatique sont catastrophiques. D’autant que les caisses de l'État sont vides et ne peuvent plus continuer à subventionner généreusement les doses massives d’engrais et de pesticides liés à la vieille « Révolution verte » introduite dans les années 60. Elle était censée apporter la prospérité agricole au pays. L’Inde est même devenue excédentaire en 2018 dans quelques domaines comme le sucre et la viande. Mais les deux tiers des paysans continuent en réalité de souffrir de malnutrition, de voir leur revenu net baisser, et la population en général ne supportent plus ses dégâts environnementaux et sur la santé.

Inversement, la révolution ZNBF ou Zero Budget Natural Farming, est basée sur le concept de « revenu net » et de développement inclusif de tous, et notamment des femmes rurales. Or sur ce terrain, c'est bien ce qui se passe avec la révolution organique. Débarrassé de cette logique productiviste et destructrice pour la santé et l'environnement, les nouveaux rendements des fermiers sont au pire équivalent aux anciens mais leur revenu net du coût des intrants est près de trois fois supérieur tandis qu’ils ont retrouvé leur autonomie alimentaire et de produits sains.



On peut faire l’économie de l’effondrement


Ce qui compte in fine n’est pas le PIB ou le revenu national brut, mais bien le revenu net, notamment de tous les dégâts du soi-disant «progrès», surtout ceux à venir qui constituent une dette vis-à-vis de nos enfants. C’est une révolution conceptuelle pour les économistes. Ils ont commencé leur mutation avec ce fameux rapport commandé à l’ère Sarkozy sous la direction des Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen (Richesse des nations et bien-être des individus, Odile Jacob, 2010). Mais ils n’ont toujours pas concrètement franchi le Rubicon dans leurs conseils aux dirigeants. D’où leur silence caniculaire cet été.

Or, les prédictions d’un autre scientifique (Safa Motesharrei) publiées dans un papier remarqué de 2014 (1) mentionnent la probabilité très sérieuse d’un effondrement de notre civilisation lié aux inégalités et à la surexploitation des ressources. Elles rejoignent celles des climatologues et des scientifiques de la nature qui envisagent de plus en plus sérieusement une rupture systémique brutale des grands équilibres de la planète et le scénario graduel très diplomatique de l’accord de Paris. Les économistes connaissent pourtant ce type de phénomène. C’est celui des hyperinflations comme dans l’Allemagne des années 30 ou au Venezuela aujourd’hui. C’est celui des crises financières. Ils savent que pour les arrêter, il faut une réaction radicale des autorités monétaires. Cette fois, la réaction doit être aussi radicale mais dans tous les domaines de la relation entre les ressources de la planète et nos systèmes de production et de consommation. La France a besoin de bien autre chose qu’un plan canicule et les économistes doivent se mobiliser pour en dessiner les contours. Voilà une vraie grande réforme pour la rentrée.

(1) Safa Motesharrei, Jorge Rivas, Eugenia Kalnay : «Methodological and Ideological Options Human and nature dynamics (Handy) : Modeling inequality and use ofresources in the collapse or sustainability of societies», Ecological Economics 101 (2014), pp. 90-102.

Disponible sur : https://ac.els-cdn.com/S0921800914000615/1-s2.0-S0921800914000615-main.pdf?_tid=317a2ad8-50d6-44c5-b54c-b730a2fd356b&acdnat=1533364409_0aa82e134df2738fe6269af42eb90941


 

Jean-Joseph Boillot est l'auteur de « Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain », Odile Jacob 2014


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